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A review by oblation
Les Carnets du sous-sol by Fyodor Dostoevsky, Fyodor Dostoevsky, André Markowicz
dark
reflective
medium-paced
- Plot- or character-driven? Character
- Strong character development? Yes
- Loveable characters? It's complicated
5.0
Maintenant que j'achète ma vie dans mon trou, je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu'inutile : car quoi, un homme intelligent ne peut rien devenir – il n'y a que les imbéciles qui deviennent. Un homme intelligent du XIXe siècle se doit – se trouve dans l'obligation morale – d'être une créature essentiellement sans caractère ; un homme avec un caractère, un homme d'action, est une créature essentiellement limitée.
(page 13)
Que je vous explique : cette jouissance-là provient d'une conscience trop claire de votre abaissement ; du fait que vous sentez vous-même que vous en êtes au dernier stade ; et que c'est moche, et qu'il n'y a pas moyen de se sentir mieux ; qu'il ne vous reste aucune issue, que plus jamais vous ne serez un autre ; que, même s'il vous restait du temps et de la foi pour devenir quelque chose d'autre, vous ne voudriez plus vous-même, sans doute, vous transformer ; et que, si vous vouliez, vous ne pourriez rien faire de toute façon, parce qu'il est vrai, peut-être, que vous n'avez plus rien en quoi vous transformer.
(page 17)
Oui, est-ce possible, enfin, est-ce possible que l'on s'estime encore un tant soit peu si l'on a essayé de chercher du plaisir même dans la sensation de son propre abaissement ?
(page 26)
Mais moi, je n'en vois pas, de justice, là-dedans, et je n'y vois non plus aucune vertu, et donc, si je commence à me venger, je ne le ferai que par méchanceté. Cette méchanceté pourrait évidemment l'emporter sur mes doutes, et pourrait donc, ainsi, servir de cause première justement parce qu'elle n'est pas une cause. Mais qu'est-ce que je peux faire si je n'ai même pas de méchanceté (c'est bien part ça que j'ai commencé) ? La méchanceté, à cause de ces maudites lois de la conscience, elle est soumise à une désagrégation chimique. Un geste – et l'objet devient gaz, les raisons s'évaporent, le coupable disparaît, l'offense cesse d'être une offense, elle devient fatum, quelque chose comme une rage de dents dont personne n'est coupable, et, de nouveau, il ne vous reste donc qu'une seule issue – cogner le mur, pour que ça lui fasse très mal. Et bon, on laisse tomber, parce qu'on n'a pas trouvé la cause première. Essayez un peu de vous laisser emporter à l'aveuglette par votre passion, sans réfléchir, sans cause première, essayez de chasser la conscience ne serait-ce qu'à ces moments ; aimer, haïr – mais ne plus rester les bras croisés.
(page 29)
Les hommes aiment bâtir et se tracer des chemins, d'accord. Mais pourquoi aiment-ils aussi passionnément la destruction et le chaos ? Ça, dites-le moi un peu. J'ai envie de déclarer deux mots moi-même à ce sujet. N'est-ce pas, peut-être que s'ils aiment autant la destruction et le chaos (et il est indéniable qu'il leur arrive d'aimer ça très fort, la chose est là), c'est qu'ils craignent eux-mêmes instinctivement d'atteindre leur but est d'achever le bâtiment qu'ils sont en train de construire ? Qu'en savez-vous, peut-être, leur bâtiment, ils l'aiment seulement de loin mais pas du tout de près ; peut-être ce qu'ils aiment, c'est seulement le bâtir, mais pas vivre dedans, mais le laisser après aux animaux domestiques, du genre des fourmis, des moutons, etc.
(page 47)
Et si les hommes n'aimaient pas forcément le bien-être ? Et s'ils aimaient la souffrance exactement autant ? Si la souffrance les intéressait tout autant que le bien-être ? Les hommes l'aiment quelquefois, la souffrance, d'une façon terrible, passionnée, ça aussi, c'est un fait. Ce n'est même plus la peine de se rapporter à l'histoire du monde ; posez-vous la question vous-même si seulement vous êtes un homme et si vous avez un tant soit peu vécu. Quant à mon opinion personnelle, aimer seulement le bien-être, ça me paraît presque indécent. Que ce soit bien ou mal, mais casser quelque chose, c'est parfois très plaisant. Car ce n'est pas la souffrance, au fond, que je défends, c'est... mon caprice, le fait qu'il me soit garanti quand j'en ressentirai le besoin. [...] Mais je reste persuadé que l'homme ne refusera jamais la souffrance véritable, c'est-à-dire la destruction et le chaos. Car la souffrance est la seule cause de la conscience. Même si j'ai commencé par affirmer que la conscience était pour les hommes leur plus grand malheur, je sais qu'ils l'aiment et ne l'échangeraient contre aucune satisfaction. La conscience est infiniment supérieure à deux et deux. Parce que, après deux et deux, cela s'entend, il ne reste non seulement plus rien à faire, mais plus rien à connaître. Tout ce qu'il est possible de faire alors, c'est de se boucher les cinq sens et de se plonger dans la contemplation. Bien sûr, la conscience vous amène au même résultat, c'est-à-dire que, là non plus, il n'y a plus rien à faire, mais on peut toujours se flageller de temps à autre, et ça vous ravigote un peu quand même. C'est vieux jeu, d'accord, mais c'est mieux que rien.
(page 50)
Et puis : peut-être le fait d'écrire m'apportera-t-il un soulagement. Ces jours-ci, par exemple, il y a un vieux souvenir qui m'oppresse entre tous. Je m'en suis souvenu en détail il y a quelques jours et il ne me quitte plus depuis, comme un air de musique affligeant qui ne veut plus se décoller de vous. Il faudra bien qu'il se décolle, pourtant. Des souvenirs comme celui-là j'en ai des centaines ; sauf que parfois, dans cette centaine, il y en a un qui se dégage et qui m'oppresse. Je ne sais pas pourquoi, mais il me semble que si je le transcris, il va se décoller.
(page 56)
À la fin, je n'y tenais plus moi-même : avec l'âge, le besoin des gens, des amis allait croissant. Je voulus essayer de me rapprocher de certains ; mais ces rapprochements semblaient toujours forcés, et ils se terminaient, tout seuls, sur rien. J'ai même eu un ami, une fois. Mais j'étais déjà un despote dans l'âme ; je voulais une domination illimitée sur son âme ; je voulais lui inculquer le mépris pour le milieu qui l'entourait ; j'exigeais de lui un abandon hautain, définitif, de ce milieu. Je l'ai terrorisé par ma passion ; je le poussais jusqu'aux larmes, aux convulsions ; c'était une âme naïve et prête à se donner ; mais quand il s'est donné à moi complètement, je l'ai haï tout de suite, et je l'ai repoussé — comme si je n'avais eu besoin de lui que pour le vaincre, seulement pour le soumettre.
(page 91)
"Mais ce n'est plus l'heure des pensées, maintenant — c'est l'heure de la réalité", pensais-je, et je perdais courage. Je savais aussi parfaitement, dans l'instant, que, tous ces faits, je les exagérais d'une façon monstrueuse ; mais que pouvais-je y faire ?...
(page 92)