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kassiani 's review for:

Le Quatrième Mur by Sorj Chalandon
4.25

Dévastant.

Citations:

- Demain, j'irai acheter Antigone chez Maspero.
Je veux que tu le relises.
Celui d'Anouilh ?
Sam a haussé les épaules. Oui, Anouilh. Bien sûr, Anouilh. Evidemment, Anouilh.
- Et Sophocle ?
Le Grec a balayé ce nom. Il disait l'Antigone de Sophocle réduite au devoir fraternel et prisonnière des dieux.
- Sa colère est soumise au divin. Alors que la petite maigre te ressemble.
Me ressemble ?
En vingt-quatre siècles, elle est passée d'un chœur rituel offert à Dionysos à une histoire moderne, du religieux au politique et du tragique à la tragédie absolue...
Quel rapport avec moi ?
Une héroine du « non » qui défend sa liberté propre ? Devine !

Il disait que la scène lui allait mieux que le mégaphone. Que les répliques de n'importe quel auteur valaient mieux pour elle que nos slogans. Il lui parlait théâtre. Il voulait l'arracher à nos rues. Il la protégeait comme sa fille.
Le jour où j'ai monté Une demande en mariage, de Tchekhov, Aurore s'est imposée. Elle avait une peau de craie, les yeux clairs, les pommettes hautes, les paupières étirées. Bretonne du Finistère, elle était mon image de Natalia Stepanovna. Nous avons joué dans des foyers de jeunes travailleurs de la ceinture rouge, cinq représentations gratuites. Le théâtre était devenu mon lieu de résistance. Mon arme de dénonciation. A ceux qui me reprochaient de quitter le combat, je répétais la phrase de Beaumarchais : Le théâtre ? « Un géant qui blesse à mort tout ce qu'il frappe. » Je faisais résonner l'émotion ailleurs que sur les scènes convenues. J'introduisais les rires, les frissons de contrebande entre des murs sans joie. Dans mon collège, d'abord. Mais aussi dans les hôpitaux, les maisons de vieux, les foyers d'immigrés. J'étais fatigué du théâtre militant, joué sur un coin de trottoir face à dix copains sombres. Je ne voulais plus du présent, mis en scène pour répondre à ses coups. Du drapeau américain que l'on brûle et du drapeau rouge agité par le vent. Je voulais du complexe, une intelligence entre gris clair et gris foncé. J'avais décidé de revenir aux mots d'avant les tracts. Jouer Gatti, Jarry ou Brecht n'est pas trahir, me disait Sam lorsque j'en doutais.


A ceux qui me disaient que les gars d'Ordre Nouveau étaient des barbares, je répondais que c'était la guerre. Ils attaquaient, nous répondions. Pour un cil les deux yeux, pour une dent toute la gueule. Leurs armes n'étaient pas plus inhumaines que les nôtres, leur tactique pas plus monstrueuse. Nous étions frères de violence. Alors non. Ne pas crier à la férocité. Surtout pas.
Racisme, antisémitisme, mépris de l'autre. Leurs idées étaient des menaces à combattre. Comme leur haine du présent, leur dégoût de l'égalité, leur aversion de la différence. Tout cela est de la sauvagerie pure. Mais leur façon de défendre leurs idées était égale à la nôtre. Lorsque je suis tombé, sur l'herbe du jardin, j'ai pensé à ça. J'avais perdu. Mon tour arrivait. Je m'en voulais de n'avoir pu les vaincre.
Ils allaient faire festin de ma douleur, et c'était la marche des choses. J'étais entré en violence pour défendre l'humanité. Ils la violentaient avec les mêmes armes. Il était trop tard pour reculer. J'acceptais que l'on ne comprenne rien à tout cela. J'entendais ceux qui rejetaient la brutalité rouge comme la brutalité brune. Mais je ne pouvais admettre qu'un porteur de coups dénonce le coup reçu en retour.

vous êtes venu faire la paix au Liban ?
Il ne se moquait pas. Il voulait m'entendre. J'ai souri.
Je veux juste donner à des adversaires une chance de se parler.
-A des ennemis.
Si vous voulez.
Se parler en récitant un texte qui n'est pas d'eux, c'est ça ?
En travaillant ensemble autour d'un projet commun.
Il a rectifié la bretelle de son fusil d'assaut.
- C'est une forme de répit, alors ?
J'aimais bien le mot. T'ai dit oui. Le théâtre était un répit.

Je m'appelle Imane, je suis palestinienne. Mes ancêtres vivaient à Jaffa. Je vais jouer le rôle d'Antigone, celle qui dit non. Qui refuse les ordres, les consignes, les conseils. Celle qui ne met pas sa couverture comme les autres. Qui ne répond pas aux questions comme les autres. Qui veut que son frère soit enterré dans sa terre et non laissé aux chiens.
Qui va gratter le sol avec ses ongles pour recouvrir son corps selon les rites. Qui va dire au roi, à son oncle, à Créon cet homme faible, qu'elle n'a pas peur de lui. Qui va refuser qu'on cache cette histoire au  peuple de Thèbes. Qui va hurler que c'est elle, Antigone, Imane la Palestinienne, qui a voulu enterrer son frère dans sa terre natale. Elle qui va refuser le bonheur avec Hémon. La vie avec tous les autres. Et qui va choisir la mort pour ne pas se trahir.

Annouilh: L'écrivain avait alors modernisé le drame de Sophocle, au risque de tous les coups. Lorsque la censure allemande lui a donné son feu vert, la presse clandestine s'est déchaînée contre une pièce encourageant la collaboration. Pour elle, Créon opposé à Antigone, c'était Montoire contre la Résistance. La fcvolte écrasée par la loi. A l'inverse, et pour une ultitude, Antigone etait une incarnation du refus. Offrant sa vie, elle condammait Créon à la solitude des hommes perdus. Sa mort à elle serait sa chute a lui. Elle faisait de son royaume le lit de la colère.
Elle décimait la famille du bourreau, le laissait seul, avec trois gardes qui le tueraient bientôt, après avoir acclamé la première poigne venue.
Dissimulé par les cintres, chacun a pensé la même chose. Cette pièce n'aurait jamais dû être jouée.
L'impression terrible qu'un mur les séparait désormais du parterre. Le quatrième mur. Voilà qu'il existait vraiment. De béton, d'acier, étouffant le moindre souffle de vie. Ne laissant rien passer du dehors. Les laissant seuls sur scène, abandonnés.
Comme si le théâtre s'était brusquement refermé sur eux. Un plafond, quatre remparts. Une minute entière, ils se sont crus emmurés.
Et puis la salle a hurlé longuement. Une joie immense, faite de pleurs et de vivats. Le rideau s'est ouvert. Tout était bouleversé. Les gens étaient montés sur leurs fauteuils, bras levés, pour applaudir plus grand Antigone la rebelle.
Au moment de l'ovation au théâtre de l'Atelier, cela faisait presque trois mois que les vingt-deux hommes de l'Affiche rouge, l'autre, celle de Missak Manouchian, Joseph Boczov et ses camarades étran-Bers, étaient détenus par les nazis. Dix-sept jours plus tard, le 21 février 1944, ils sont tombés sous leurs balles. «Je ne sais plus pourquoi je meurs»

Personne ne tend a main à personne et tout le monde meurt a la fin, non?
Imane a applaudi en riant.
⁃   C'est une pièce qui parle de dignité, a répond Charbel.
⁃   Dignité de Créon ou d'Antigone ?
Nabil posait la question.
J'étais à la fois heureux de cet échange et vaguement mécontent. Je pensais que cette conversation avait eu lieu avec Sam, que le sujet du pourquoi était clos. Imane voyait dans ce texte un appel à la rébel. lion. Nakad trouvait que c'était une preuve d'amour, Nabil et Nimer estimaient qu'Antigone était emblématique des cités désertées par Dieu. Pour Madeleine, Anouilh racontait la solitude absolue du pouvoir et la fragilité de l'adolescence.
- Antigone est une gamine sans autre cause qu'elle-même, a lancé Hussein en arabe.
Imane s'est insurgée. Et aussi Nakad, son amou reux de scène. Tous parlaient à la fois. Alors j'ai levé les bras.
- Samuel aime ce texte parce qu'il a été écrit aux heures les plus noires de notre histoire. Lorsque tout était perdu. Chacun de vous peut y puiser des forces.
La Nourrice hochait la tête. Imane aussi, en convenait. J'ai parlé.
- Et moi, j'aime la leçon de tragédie que donne cette pièce, cette distance prise avec la banalité du drame. Souvenez-vous de ce que le Chœur nous apprend de la tragédie. Il dit que la tragédie, c'est propre, c'est reposant, c'est commode. Dans le drame, Avec ces innocents, ces traîtres, ces vengeurs, cela vervient épouvantablement compliqué de mourir cha se débat parce qu'on espère s'en sortir, d'est uth. aire, c'est ignoble. Et si l'on ne s'en sort pas, c'est presque un accident. Tandis que la tragédie, c'est gratuit. C'est sans espoir. Ce sale espoir qui gâche Tout. Enfin, il n'y a plus rien à tenter. C'est pour les rois, la tragédie.

je suis le Chœur. Je viens de Grèce antique. Je suis ce qu'Anouilh a conservé de Sophocle. Je suis en marge. Je suis le narrateur. Je présente les personnages, je raconte, j'anticipe. Je suis à la fois le messager de mort et la voix de la raison. Je vais tournoyer au milieu de vous mais vous n'y prêterez aucune attention. Vous parlez aux autres personnages alors que je m'adresse au public. Je suis le seul à briser le quatrième mur. Le seul à accepter le caractère fictionnel de mon rôle. Le seul à rompre l'illu-sion. Le spectateur me voit, l'acteur m'ignore. Je suis sur scène, mais je suis en marge. Ne me regardez pas lorsque je récite. Parlez quand viendra votre tour puis figez-vous. 

Il v a très peu d'indications scéniques dans le texte d'Anouilh. C'est vertigineux. Il vous laisse le choix du geste et du regard. C'est une chance. Il faut vous en emparer.

Anouilh lui murmurait que la tragédie était reposante, commode. Dans le drame, avec ces innocents, ces traîtres, ces vengeurs, cela devenait compliqué de mourir. On se débattait parce qu'on espérait s'en sortir, c'était utilitaire, c'était ignoble. Tandis que la tragédie, c'était gratuit. C'était sans espoir. Ce sale espoir qui gâchait tout. C'était pour les rois, la tragédie.